L’événement dont il est question est un avortement clandestin vécu par l’auteure en janvier 1964. Et malheureusement, en 2019, le sujet est encore d’actualité.

Ce livre a été lu dans le cadre du club de lecture de l’émission Longueur d’onde, animée par Noémi Mercier et Philippe Desrosiers, à Ici Radio-Canada Première.

L’attente avant d’obtenir les résultats d’un dépistage de MTS replonge Annie Ernaux dans le stress de l’attente de l’annonce d’une grossesse potentielle puis dans l’attente d’un avortement clandestin vécu quelques décennies plus tôt, alors que c’était illégal de se faire avorter. Et c’était tout aussi illégal d’aider une femme à avorter, peu importe la nature de l’aide.

« Il était impossible de déterminer si l’avortement était interdit parce que c’était mal, ou si c’était mal parce que c’était interdit. On jugeait par rapport à la loi, on ne jugeait pas la loi. »

L’événement | Annie Ernaux | Folio

Mais en 2019, est-ce que le récit d’une femme qui a vécu un avortement clandestin en 1964 est pertinent? Malheureusement, oui. L’avortement a été décriminalisé en 1975 en France et en 1988 au Québec. Il y a de nombreux endroits dans le monde où l’avortement est criminel. Et même si c’est permis au Canada, il y a des problèmes d’accessibilité. Par exemple, les femmes de l’Île-du-Prince-Édouard devaient se déplacer dans une autre province pour se faire avorter jusqu’à l’ouverture d’une clinique en 2017. Et bien sûr, il ne faut pas oublier ce qui se passe ces temps-ci en Alabama.

Je pourrais continuer longtemps comme ça, à vous parler de la pertinence du récit d’Annie Ernaux en 2019, mais je vais maintenant me concentrer sur son livre.

C’est la décriminalisation de l’avortement qui permet à Annie Ernaux de publier L’événement.

« Que la forme sous laquelle j’ai vécu cette expérience de l’avortement – la clandestinité – relève d’une histoire révolue ne me semble pas un motif valable pour la laisser enfouie – même si le paradoxe d’une loi juste est presque toujours d’obliger les anciennes victimes à se taire, au nom de « c’est fini tout ça », si bien que le même silence qu’avant recouvre ce qui a eu lieu. C’est justement parce que aucune interdiction ne pèse plus sur l’avortement que je peux, écartant le sens collectif et les formules nécessairement simplifiées, imposées par la lutte des années soixante-dix – « violence faite aux femmes », etc. –, affronter, dans sa réalité, cet événement inoubliable. »

L’ÉVÉNEMENT | ANNIE ERNAUX | FOLIO

On suit son histoire, à partir du moment où elle a du retard dans ses règles en octobre 1963. Elle obtient un rendez-vous chez le médecin

C’est précis comme récit, avec les dates, n’est-ce pas? C’est que Annie Ernaux se base sur son agenda et sur son journal pour relater les faits qui se sont déroulés en 1963-1964. Cette exactitude est très importante pour elle. Elle documente les différents rendez-vous, les trajets dans les transports, les gens (sans jamais nous permettre de les identifier). Elle se replonge, dans la mesure du possible, dans les sentiments qui l’habitaient à ce moment-là.

« Je n’éprouvais aucune appréhension à l’idée d’avorter. Cela me paraissait, sinon facile, du moins faisable, et ne nécessitant aucun courage particulier. Une épreuve ordinaire. Il suffisait de suivre la voie dans laquelle une longue cohorte de femmes m’avait précédée. Depuis l’adolescence, j’avais accumulé des récits, lus dans des romans, apportés par la rumeur du quartier dans les conversations à voix basse. »

L’ÉVÉNEMENT | ANNIE ERNAUX | FOLIO

C’est forte de ces récits qu’elle se met en quête de gens qui peuvent l’aider à avorter.

La réalité la rattrape rapidement : les gens à qui elle demande de l’aide n’ont souvent pas les ressources nécessaires pour l’aider. Certains médecins semblent avoir peur de perdre leur droit de pratique. Il y a même un homme, un militant pour le droit à la contraception, qui ne semble pas particulièrement touché par sa quête et qui pense avec son pénis.

« Je n’estimais pas que Jean T. m’avait traitée avec mépris. Pour lui, j’étais passée de la catégorie des filles dont on ne sait pas si elles acceptent de coucher à celle des filles qui, de façon indubitable, ont déjà couché. Dans une époque où la distinction entre les deux importait extrêmement et conditionnait l’attitude des garçons à l’égard des filles, il se montrait avant tout pragmatique, assuré en outre de ne pas me mettre enceinte puisque je l’étais déjà. »

L’ÉVÉNEMENT | ANNIE ERNAUX | FOLIO

Aussi, le fait de tomber enceinte hors du mariage était encore plus difficile pour les femmes des classes sociales dites inférieures. Les femmes issues des classes dites supérieures avaient davantage les moyens de payer et de faire disparaître les preuves de la sexualité hors mariage, elles.

« J’établissais confusément un lien entre ma classe sociale d’origine et ce qui m’arrivait. Première à faire des études supérieures dans une famille d’ouvriers et de petits commerçants, j’avais échappé à l’usine et au comptoir. Mais ni le bac ni la licence de lettres n’avaient réussi à détourner la fatalité de la transmission d’une pauvreté dont la fille enceinte était, au même titre que l’alcoolique, l’emblème. J’étais rattrapée par le cul et ce qui poussait en moi c’était, d’une certaine manière, l’échec social. »

L’ÉVÉNEMENT | ANNIE ERNAUX | FOLIO

Annie Ernaux va-t-elle dans les détails de son avortement? OUI.

« (Il se peut qu’un tel récit provoque de l’irritation, ou de la répulsion, soit taxé de mauvais goût. D’avoir vécu une chose, quelle qu’elle soit, donne le droit imprescriptible de l’écrire. Il n’y a pas de vérité inférieure. Et si je ne vais pas au bout de la relation de cette expérience, je contribue à obscurcir la réalité des femmes et je me range du côté de la domination masculine du monde.) »

L’ÉVÉNEMENT | ANNIE ERNAUX | FOLIO

Avez-vous remarqué les parenthèses dans la citation légèrement plus haut? Tout au long de L’événement, Annie Ernaux partage, entre parenthèses, ses impressions pendant qu’elle raconte le dit événement.

Un exemple de l’utilisation des parenthèses.

En conclusion, L’événement est le récit d’une étudiante qui ne connait rien à l’avortement et qui doit trouver, par elle-même et sans l’aide des internets, la façon de se débarrasser de « ça ». C’est une Annie qui doit patienter, dans l’inconnu et dans la peur. C’est une Annie qui doit mettre en pause ses études parce qu’elle n’est plus en mesure de se concentrer, elle qui pourtant était déjà une intellectuelle. C’est une Annie qui ne sait pas si les saignements sont normaux ou pas. C’est une Annie qui sera accompagnée par une personne avec qui elle ne pensait pas devenir amie.

L’événement c’est aussi la fin de la vie de jeune fille. C’est la fin de l’insouciance. C’est la fin de la religion dans sa vie.

À lire parce qu’on peut le lire sans craindre pour notre sécurité. À lire pour ne pas oublier. À lire par solidarité avec les femmes pour qui l’avortement se déroule dans des conditions dangereuses.

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Julie Collin
Fondatrice, blogueuse en chef et animatrice de l'émission

Libraire, chroniqueuse culturelle et animatrice, ma vie tourne pas mal autour des livres!

(Ma vie tourne aussi pas mal autour de la radio. La preuve : je suis diplômée en animation radiophonique et je veux en vivre.)

Je lis de tout, et partout. Sur papier et sur ma liseuse numérique.

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